Cross, Baigneurs dans la Méditerranée, en arrière-plan les îles d’or
Henri-Edmond Cross (1856-1910)

Baigneurs dans la Méditerranée, en arrière-plan les îles d’or, 1906

Huile sur toile, H. 0.46 m ; L. 0.55 m

Signée et datée en bas à droite : henri Edm. Cross 1906

Ce tableau sera inclus dans le catalogue raisonné actuellement en préparation par Monsieur Patrick Offenstadt. Celui-ci établira un certificat d’authenticité à première demande.

Provenance : Galerie Bernheim-Jeune
Comte Harry Kessler, Weimar (achat chez Bernheim en 1907)
Galerie Bernheim-Jeune, Paul Lauvé
Collection particulière, France

Bibliographie :

E. Cross, Galerie Bernheim-Jeune, Paris, 22 avril – 8 mai 1907, no. 12.

E. Cross, Galerie Bernheim-Jeune, Paris, 1910, no. 6.

La Libre Esthétique, Rétrospective H. E. Cross, Bruxelles, 18 mars – 23 avril 1911, no. 35.

E. Cross, Galerie Bernheim-Jeune, Paris, 1913, no. 20 (Les Petits Baigneurs).

Exposition d’Art français du XIXe siècle, Musée royal, Copenhague, 1914, no. 53.

Isabelle Compin, H. E. Cross, Paris, 1964, p. 266, no. 166 (ill.).

Contrairement aux impressionnistes, Cross ne cherche pas à fixer le fugitif. Comme Signac, il tente de traduire cet ordre parfait dans lequel l’homme fusionne avec la nature. L’artiste ose simplifications et déformations et ne retient que l’essentiel de la forme.

Protagoniste du néo-impressionnisme

Henri Edmond Joseph Delacroix dit Henri-Edmond Cross débuta au Salon de 1881 en traduisant son patronyme « Delacroix » en anglais « Cross », pour se distinguer d’Eugène Delacroix. En 1884, l’artiste participa à la fondation du Salon des Indépendants où il rencontra notamment Georges Seurat (1859-1891) et Paul Signac (1863-1935). Avec eux, il devint l’un des trois grands maîtres du néo-impressionnisme. Ce mouvement artistique original et nouveau se rattache à l’impressionnisme par son goût du plein-air, son amour de la couleur claire et sa pratique de la division du ton. En revanche, il s’applique à donner une base scientifique, appuyée sur l’étude approfondie des phénomènes optiques, à cette division des tons que les impressionnistes, eux, avaient pratiquée d’instinct. Grâce à la lecture de Chevreul(1) et du mathématicien Charles Henry(2), Seurat trouva un fondement scientifique à sa peinture et rédigea son texte Esthétique(3) en 1890. En 1899, Signac publia son traité D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme, nourri des échanges épistolaires féconds qu’il entretenait avec Cross. Ce dernier, dont la mère était Anglaise, avait notamment, pour faciliter le travail de Signac, traduit en français l’ouvrage de John Ruskin Elements of Drawings, en 1896.

Amitié avec Signac

Cross n’adopta le divisionnisme qu’assez tardivement, en 1891, l’année de la mort prématurée de Seurat, cinq ans après la naissance du néo-impressionnisme(4). Signac était devenu l’un de ses amis les plus proches et ensemble ils avaient fait évoluer la technique néo-impressionniste, qu’ils voulurent plus libre et plus colorée. À partir de 1895, une touche élargie et le choix d’harmonies plus contrastées caractérisèrent la seconde phase du mouvement qui s’éloigna des subtiles vibrations lumineuses peintes du temps de Seurat.

Installation dans le sud de la France

Attiré par la beauté des sites et par un climat bénéfique à ses rhumatismes chroniques, Cross, alors âgé de trente-cinq ans, quitta Paris pour le sud de la France en 1891. Avec sa future épouse Irma Clare (1849-1933), ancienne Mme Hector France, il s’installa près de Cabasson dans le Var. En 1893, le couple s’établit de façon permanente dans la petite ville côtière de Saint-Clair. Une vie relativement isolée commença pour le couple qui ne retourna dès lors à Paris qu’une fois par an, lors du Salon des Indépendants. À partir de 1892, Signac partagea son existence entre Paris et Saint-Tropez, non loin de Cross.

La puissance décorative et monumentale

Ses paysages et ses marines donnent une impression de douceur et d’harmonie ; ils touchent le spectateur par leur finesse et leur ondulation dans la lumière. Contrairement aux impressionnistes, Cross ne cherche pas à fixer le fugitif. Comme Signac, il tente de traduire cet ordre parfait dans lequel l’homme fusionne avec la nature.

Afin d’obtenir l’unité, la puissance décorative et monumentale qui caractérisent ses paysages des années 1906-1908, Cross s’est affranchi de la représentation littérale de la nature. L’artiste ne retient que l’essentiel de la forme, ose des simplifications et des déformations. Maurice Denis écrivit à ce propos en 1910 : « Sa volonté d’expression se faisait plus âpre, plus exigeante à mesure que croissait son désir de synthèse. Il arrivait à signifier par quelques formes simples, par quelques rapports de couleurs pures, ce qu’autrefois il ne savait dire qu’avec une multitude de nuances et de diaprures. »(5)

Le thème du nu dans le paysage

A cette même époque, Cross introduisit des nus dans ses paysages. Il laissa libre cours à sa fantaisie personnelle, l’interprétation l’emportant progressivement sur sa volonté d’une vision objective. Au même titre que le paysage, le nu, exprime le sentiment panthéiste de Cross pour une nature magnifiée. Les nus s’intègrent totalement au paysage et participent au rythme décoratif de la composition.

Il n’est pas étonnant que l’art de Cross influençât également Henri Matisse, chef de fil du fauvisme. En été 1904, ce dernier avait découvert la composition L’Air du soir (1894, Paris, musée d’Orsay) chez Signac à Saint-Tropez et s’en inspira ensuite directement dans Luxe, calme et volupté (1904, Paris, musée d’Orsay).

Collection Kessler

Notre tableau fit partie de la collection du comte Harry Kessler (1868-1937). Ce jeune allemand avait hérité d’une grande fortune à la mort de son père en 1895 et avait un vif intérêt pour l’art moderne, en particulier pour l’avant-garde française. Son rôle dans la diffusion du néo-impressionnisme en Allemagne fut décisif. Kessler rencontra Cross dès le printemps 1898 à Paris, à l’occasion du Salon des Indépendants. En 1902, Kessler lui commanda un tableau de grandes dimensions, La Plage ombragée (Aichi, Menard Art Museum), représentant une plage avec des nus féminins harmonieusement groupés sous un pin. Lors de l’importante exposition monographique consacrée à Cross à la galerie Bernheim-Jeune en 1907, Kessler acheta notre tableau et Le Lesteur (Genève, musée d’Art et d’Histoire). Il évoqua dans son journal : « À midi à l’exposition Cross, où j’ai rencontré le père Druet [galeriste parisien] qui m’a dit : ‘C’est le plus fort de tous. Ça n’a plus rien à faire avec l’impressionnisme, c’est une formule nouvelle, qui est arrivée à son plein épanouissement. Chez Cross maintenant, elle est devenue souple. On n’ira jamais plus loin, on n’a jamais rien fait de plus beau, comme féerie, en peinture que cette Clairière(6).’ […] J’ai acheté Le Lesteur de Cross pour 3500 francs. »(7) Particulièrement épris de l’art de Cross, Kessler réunit un nombre considérable de ses œuvres et suscita également l’enthousiasme d’autres collectionneurs allemands, tel que Bodenhausen. Les musées allemands eux aussi accueillirent favorablement l’art de Cross, tandis qu’il fallut attendre 1923 pour l’entrée de trois peintures de Cross au musée d’Orsay, grâce au legs du vicomte Guy de Cholet (1868-1915).

L’intensité du bonheur

Notre tableau date des dernières années de la vie de Cross, période marquée d’une grande fécondité artistique mais aussi d’une importante souffrance physique. L’artiste subissait des crises de rhumatismes, qui n’affectaient pas que ses membres mais lui provoquaient également des troubles oculaires. Cross fut contraint de supporter des périodes d’inactivité totale et vivait avec une avidité et une ardeur accrue les temps de répits qui lui étaient donnés. Entre mai et novembre 1905, il ne put peindre, étant obligé de reposer ses yeux dans le noir(8). Isabelle Campin date notre tableau entre juin et décembre de l’année 1906. 

  1. Michel-Eugène Chevreul, De la loi du contraste simultané des couleurs, 1839.[]
  2. Charles Henry, Introduction à une esthétique scientifique, 1885.[]
  3. Ce texte datant de 1890 fut publié pour la première fois par Félix Fénéon, « De Seurat », Bulletin de la vie artistique, Paris, Bernheim-Jeune, no. 9, 17 juin 1914.[]
  4. En mai 1886, le critique Félix Fénéon avait baptisé le mouvement « néo-impressionnisme » en découvrant Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte que Seurat présenta à la dernière exposition du groupe impressionniste.[]
  5. Maurice Denis, Préface du catalogue de l’exposition H. E. Cross, Galerie Bernheim-Jeune, Paris, 1910.[]
  6. Cross, La Clairière, 1906-1907, huile sur toile, H. 1,62 m ; L. 1,30 m, Cologne, Wallraf-Richartz-Museum[]
  7. Harry Kessler, Journal. Regards sur l’art et les artistes contemporains, Paris, 2017, t. II, 22 avril 1907, p. 6.[]
  8. Isabelle Compin, H. E. Cross, Paris, 1964, p. 57-58.[]
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