Julie Manet cueillant des cerises
Berthe Morisot (1841-1895)

Julie Manet cueillant des cerises, 1891

Pastel sur papier, H. 608 mm ; L. 460 mm

Signé en bas à droite : Berthe Morisot.

Provenance : André Hammel, Paris.
Collection privée, France.

Bibliographie :
  • Marie-Louise Bataille & Georges Wildenstein, Berthe Morisot, Catalogue des peintures, pastels et aquarelles, Paris, 1961, no. 572 « Jeune fille cueillant des cerises », fig. 566 : exposé 1896 no. 181 ; 1928 no. 5 ; 1948, no. 54 ; « Exécuté d’après Julie Manet ».
  • Alain Clairet, « Le cerisier de Mézy », L’Œil, mai 1985, p. 48 à 51 (ill. p. 51).

Considérée par les peintres impressionnistes comme leur égale, Berthe Morisot participe à leurs expositions dès 1874. Parallèlement à la peinture, l’artiste pratique le pastel avec tant d’aisance que Philippe Burty la compare à la célèbre Rosalba Carriera.

Initiée à la peinture de plein air par Camille Corot, au début des années 1860, Berthe Morisot se lie d’amitié avec Henri Fantin-Latour qui lui présente Edouard Manet. Elle devient alors son modèle préféré, incarnant la jeune femme brune et mélancolique du Balcon (Paris, musée d’Orsay). En 1874, elle épouse son frère cadet, Eugène Manet, qui est également peintre.

Grand admirateur de l’art de Morisot, spécialement de son art graphique, Degas l’invite à participer à la première exposition impressionniste organisée en 1874, dans l’atelier de Nadar. Considérée par ses confrères comme leur égale, Berthe Morisot participe à chacune des expositions impressionnistes, sauf en 1879, peu après la naissance de sa fille Julie.

L’ami Renoir et son influence artistique

Berthe Morisot et Auguste Renoir font connaissance au sein du groupe impressionniste en 1874, mais leurs liens deviennent étroits à partir de 1886, lorsqu’elle visite pour la première fois son atelier. Pour distraire son mari atteint d’une maladie grave, elle commence à organiser des dîners hebdomadaires cette même année dans leur appartement de la rue de Villejust, auxquels sont également conviés Stéphane Mallarmé, Edgar Degas et Claude Monet.

Dans l’abondante correspondance qu’elle échange dès lors avec Renoir, rares sont les conseils artistiques ou allusions à leurs techniques de création. On a peut-être trop naturellement souligné l’existence d’une influence stylistique de Renoir sur Berthe Morisot dans la seconde partie de l’œuvre de celle-ci, mais l’idée d’une influence unilatérale est à remettre en question (1). Étant en effet celui de ses confrères impressionnistes dont elle se sent la plus proche, elle éprouve par ailleurs beaucoup d’admiration pour son talent de dessinateur. Ces deux principaux peintres de figure issus de l’impressionnisme partagent sans doute des préoccupations formelles et il existe indéniablement une influence mutuelle. Tous deux manifestent d’ailleurs un grand intérêt pour les peintres du XVIIIe siècle français, tels Fragonard, Watteau et Boucher. Comme Renoir, Morisot pratique une peinture particulièrement intimiste, avec des portraits de sa famille en plein air ou de charmantes scènes d’intérieur.

Grands formats décoratifs

À partir de 1885, Morisot manifeste un regain d’intérêt pour le dessin (2)t 36.)). Sa manière évolue et gagne en accent graphique. À l’instar d’autres impressionnistes, tels Renoir, Cassatt ou Monet, elle entreprend alors des grands formats décoratifs aux compositions plus complexes, fondées sur une interaction entre les personnages et entraînant de nombreux ajustements. Pour cela, elle met en place une nouvelle méthode de travail, multipliant les études préparatoires, au fusain, à la mine de plomb, à la sanguine, à l’aquarelle et au pastel. Elle peut consacrer jusqu’à un an à l’élaboration de certains tableaux.

L’élaboration du Cérisier

Le Cerisier est sans aucun doute la plus ambitieuse d’entre eux (Paris, musée Marmottan Monet, voir figure). De l’été de 1891 à l’hiver 1893, Berthe Morisot se consacre à cette grande composition qui renoue avec le thème de la cueillette traité deux ans auparavant dans la Cueillette des oranges (1889, collection privée) (3). Comme pour ce dernier tableau, elle garde l’exemple du Printemps de Boticelli à l’esprit. Elle met en scène sa fille Julie (4)orisot.)), alors âgée de treize ans, cueillant des cerises depuis une échelle, et sa nièce Jeannie Gobillard, vue de dos, lui tendant un panier. Berthe Morisot achèvera le tableau plus tard à Paris en faisant appel à des modèles professionnels.

Dans la tradition de l’enseignement académique, Berthe Morisot multiplie les études d’ensemble et de détail, utilisant les crayons de couleur, la sanguine et l’aquarelle. Notre œuvre est l’un des trois pastels du Cerisier. Morisot a également exécuté quatre huiles sur toile, dont deux compositions de grand format, l’une en collection particulière et une autre considérée comme la version finale, conservée aujourd’hui au musée Marmottan Monet à Paris.

Le contexte de la création du Cerisier à Mézy près de Paris

Le spectateur ne peut imaginer que cette joyeuse cueillette est une œuvre élaborée en un temps de détresse, entre le début de la maladie de son mari et sa mort le 13 avril 1892.

En raison de la mauvaise santé d’Eugène, le couple loue, à partir d’avril 1890, la maison Blotière à Mézy, près de Paris. Morisot installe son atelier dans la grange de la propriété (5). 43.)). Durant l’été 1891, elle entame la série des cerisiers où elle représente sa fille et sa nièce, Jeannie Gobillard, future épouse de Paul Valéry. Au mois d’août, « l’ami Renoir », comme elle l’appelle dans ses lettres, son épouse Aline Charigot et leur fils Pierre lui rendent visite à Mézy. Renoir voit alors la « toile aux cerisiers » en cours et encourage l’artiste à l’achever afin de la présenter au Salon du Champs-de-Mars (6).)). Elle ne sera présentée qu’en 1896 lors de l’exposition posthume. Selon le Journal de Julie Manet, sa mère tenait particulièrement à ce tableau qu’elle considérait comme le plus abouti. Elle est sur le point de le vendre au début de l’année 1895 mais renonce aussitôt. Elle confie alors à sa fille : « J’ai bien fait de ne pas le vendre, j’y ai travaillé si longtemps, à Mézy, la dernière année où vécut ton père, j’y tiens et tu verras qu’après ma mort tu seras bien contente de l’avoir.  (7)4.)) » Le tableau restera alors dans la famille jusqu’au don de la Fondation Denis et Annie Rouart au musée Marmottan en 1993.

Notre pastel

Berthe Morisot appréciait particulièrement le pastel et l’aquarelle. À eux seuls, ses 190 pastels et 140 aquarelles constituent près de la moitié de son œuvre (8)ux.)). Dans une vision lumineuse et heureuse, celui-ci montre Julie à mi-corps, les bras tendus vers une branche au-dessus de sa tête. Une étude à la sanguine conservée à la National Gallery de Washington (9) la montre exactement dans la même position. Son visage, caché en grande partie derrière son bras droit, sera visible dans le tableau final. L’artiste s’intéresse toujours au rendu de l’atmosphère et représente les reflets du soleil à travers les feuillages. Elle aboutit à la justesse du mouvement plein de vie, de ce corps légèrement récliné et tonique, en équilibre sur l’échelle, cueillant avec délicatesse les fruits de l’été. Comme de nombreuses études de la dernière période de sa vie, notre pastel garde un caractère non fini, ce qui le rend d’autant plus attrayant à nos yeux.

Berthe Morisot se distingue par une sûreté de composition et une qualité de dessin, sans rien sacrifier d’une spontanéité. La légèreté de sa facture restitue le sentiment de l’instant capturé à la volée et lui vaut souvent la comparaison avec Fragonard, son arrière grand-oncle.

  1. Jean-Dominique Rey, Berthe Morisot, Paris, 1982, p. 64.[]
  2. Marianne Mathieu, « Aquarelles, pastels, dessins dans l’œuvre de Berthe Morisot », cat. exp. Berthe Morisot 1841-1895, Paris, musée Marmottan Monet, Académie des beaux-arts, Institut de France, 2012, p. 34 et 36.[]
  3. cat. exp. Berthe Morisot 1841-1895, Lille, palais des Beaux-Arts, 10 mars – 9 juin 2002, Martigny, Fondation Pierre Gianadda, 20 juin – 19 novembre 2002, p. 360, no. 115.[]
  4. Julie Manet épousera le peintre Ernest Rouart en 1900 ; ils habiteront avec le couple que forment sa cousine Jeannie Gobillard et le poète Paul Valéry dans l’immeuble construit rue de Villejust (actuelle rue Paul Valéry) par Eugène Manet et Berthe Morisot.[]
  5. Marianne Mathieu, « Aquarelles, pastels, dessins dans l’œuvre de Berthe Morisot », cat. exp. Berthe Morisot 1841-1895, Paris, musée Marmottan Monet, Académie des beaux-arts, Institut de France, 2012, p. 43.[]
  6. Correspondance Berthe Morisot, documents réunis et présentés par Denis Rouart, Paris, 1950, p. 156, 160-161 et 163.[]
  7. Julie Manet, Journal (1893-1899), édition établie et préfacée par Jean Griot, Paris, 1979, p. 84.[]
  8. Jean-Dominique Rey, Berthe Morisot, Paris, 2016, p. 155. L’inventaire des dessins reste à faire, comme l’ouvrage de Marie-Louise Bataille & Georges Wildenstein, Berthe Morisot, Catalogue des peintures, pastels et aquarelles, Paris, 1961, se limite aux dessins en lien avec des tableaux.[]
  9. Julie cueillant des cerises, H. 745 mm ; 505 mm, Washington, National Gallery of Art.[]