Le satyre et le paysan
Jacob Jordaens (1593-1678)

Le satyre et le paysan, 1616-1618

Huile sur toile, H. 1.15 m ; L. 1.5 m

Provenance : J. Soloman
Vendu par Mme Soloman, Christie’s Londres, 14 juillet 1930 (lot 115), acquis par Rosenbaum
Mr Christer Nyström, Suède, le 26 février 1968
Private Collection Sweden, sold Auktionsverk, Stockholm, lot 5478, 11 mai 1993
Matthiesen Gallery, Londres, 1993 ; Sothebys, New York, 15/01/2008
Collection privée
Matthiesen Gallery, Londres

Jacob Jordaens (1593-1678) semble être le peintre flamand du XVIIe siècle par excellence. Ancré dans la tradition locale par la couleur, la forme et le choix du sujet, Jordaens est un illustrateur de la vie flamande et des proverbes flamands. Il ne vit qu’à Anvers et ne voyage jamais plus loin qu’Amsterdam. En effet, quand il a déménagé, c’était juste de l’Everdijstraat à la Hoogstraat, ou dans la Hoogstraat d’une maison à l’autre pour joindre les deux. Il n’avait qu’un seul maître, Adam van Noort, qui, comme Jordaens, n’est jamais allé en Italie.

Cependant, à la différence de van Noort, Jordaens ne devait pas être de réputation purement provinciale. Au cours de sa vie, la demande pour son travail s’est étendue bien au-delà de la Flandre : jusqu’à Uppsala, Londres, Vienne, Florence et Turin, ainsi qu’Amsterdam et La Haye. Parmi ses élèves, dont on connait plus d’une vingtaine, un est venu de Pologne, un autre de la Suède. Sa renommée s’est répandue à l’étranger par le biais de tapisseries tissées par les tisserands bruxellois à partir de ses cartons, et par des estampes d’après ses dessins, ainsi que par ses tableaux.

Jordaens s’est inspiré de textes d’Ésope, d’Homère, d’Ovide et de Livy, ainsi que de son contemporain Jacob Cats. Avec délectation il représente le moment où Cléopâtre, lors du banquet qu’elle donne en honneur de Marc-Antoine, dissout sa perle dans le vin, et le moment où le roi lève son verre dans la fête de l’Epiphanie.

En tant que narrateur, Jordaens n’a peut-être pas la même érudition et le même stoïcisme chrétien que Rubens. Mais il a moralisé ses contes en général sans pédanterie : l’histoire d’Alexandre, d’Ulysse ou de Charlemagne, ainsi que les Actes des Apôtres et les paraboles du Nouveau Testament. Il rend les joyeux événements de la Sainte Famille d’une manière aussi tangible que la vie de son ménage ou de celui de son voisin. Mais ses sentiments profonds dans les scènes tragiques de la Passion – il était en cela un vrai disciple de Caravaggio – transposent ses personnages ordinaires et objets banals.

Le sujet de notre tableau est parmi les thèmes profanes préférés de l’artiste au début de sa carrière. À plusieurs reprises, il traite Ésope, Fables, LXXIV : l’absurdité du paysan qui, ayant soufflé sur ses mains pour les réchauffer, souffle sur son repas pour le refroidir, provoque la protestation du satyre. La morale est qu’il faut se méfier des gens qui soufflent chaud et froid. Dans les versets d’Ésope, on peut lire :

« ‘Eh bien ! camarade, dit le satyre, je renonce à ton amitié, parce que tu souffles de la même bouche le chaud et le froid.’ Concluons que nous aussi nous devons fuir l’amitié de ceux dont le caractère est ambigu. »

Kimberlee Cloutier Blazzard, “The Wise Man has two tongues: Images of the Satyr and the Peasant in Jordaens and Steen”, in Myth in History, History in Myth, Brill, Boston, 2009, p. 87 & ff.

Jordaens a été traité ce sujet pour la première fois, à une échelle beaucoup plus petite, vers 1616-1617 (Glasgow, Sir John Stirling Maxwell, Pollok House, Fig. 1) (1). Ce tableau était également important pour Johann Liss, qui était à Anvers en 1616-1619, dans son Jeu de la Morra (2), et aussi pour Jan Steen en Hollande (3). En 1617, le poète et dramaturge catholique néerlandais Joost van der Vondel transposa la fable d’Ésope en couplets de rimes dans son Vorstelijke Warande der Dieren (Les Plaisirs Princiers des Animaux), dans lequel le poème Satyre en Boer apparaît :

« Un hiver, un fermier trouve un satyre errant dans le bois,
Le satyre est mi-homme sur le dessus, et mi-chèvre en bas,
Il décide de l’accueillir pour qu’il ne meure pas de froid.
Il le ramène à la maison et le réconforte.
Quand l’homme souffle sur ses mains pour les réchauffer, il le remarque.
Sur sa question, le paysan répond : ‘Je me chauffe les doigts tout raides du froid hivernal.’ Quand le paysan souffle aussi sur sa nourriture chaude, étalée sur une planche rugueuse, le satyre, plutôt confus, s’étonne.
Inquiet, il s’enfuit par peur de sa vie,
Parce qu’il comprend que le paysan pouvait souffler à la fois chaud et froid.
Car, comme le dit le proverbe : ‘Le Sage montre toujours amour et bonne volonté,
Vers celui qui tient le feu dans une main et l’eau dans l’autre,
Afin d’éviter sa sorcellerie maléfique.’ »

Bien que Vondel ajoute l’incident de la fuite du satyre, non présent dans Esope, la morale reste la même – rejeter l’hypocrisie de celui qui souffle chaud et froid. Vondel a illustré son livre avec une image publiée pour la première fois par Marcus Gheeraerts à Bruges au XVIe siècle (Fig. 2).

Chronologiquement, notre tableau semble suivre le tableau de Glasgow ; il est caravagesque dans le langage vigoureux et distinctement flamand de Jordaens. Si on le date de vers 1620, ce serait sur la base que Jordaens a modelé la mère et l’enfant sur sa femme et leur premier-né, Elizabeth, qui avait été baptisée le 26 juin 1617. L’enfant semble être âgé d’environ trois ans. Sur des motifs stylistiques, le tableau pourrait être placé un peu plus tôt (4). Le profil de la mère se répète dans des compositions successives et également dans Hermès chez Calypso.

La scène se déroule à l’intérieur d’une ferme, éclairée d’une source invisible à gauche, avec un jeu subtil de clair-obscur non seulement sur les figures, mais aussi sur la nature morte accrochée au mur où la nacelle et les vases en faïence italianisants sont rendus d’une manière détaillée. Le jeu de la lumière se démarque de la version du même sujet conservée au Schloss Wilhelmshöhe à Kassel, peinte presque immédiatement après notre tableau (Fig. 3). Le tableau de Kassel, légèrement plus grand (172 x 194 cm), place la scène dehors sur une colline, les figures légèrement plus éclairées par le soleil plus fort venant de l’avant (ce qui est le plus flagrant chez le jeune paysan debout à l’arrière).

L’utilisation de couleurs dans notre tableau est proche de celle du Caravage – bleu, chamois, blanc, gris-brun et rouge tamisé – ce qui est particulièrement évident dans les draperies moins agitées de la mère, de l’enfant et du paysan. Jordaens semble avoir été directement inspiré par la Madone au rosaire du Caravage (Vienne, Kunsthistorisches Museum, Fig. 4). Apparemment, cette œuvre aurait été amenée à Anvers par Louis Finson, qui est mort dans cette ville en 1617.

Il y a d’autres différences entre notre tableau et la version de Kassel, qui ne sont pas moins évidentes. Dans le tableau de Kassel, il n’y a pas de mur sur lequel se trouvent accrochés un panier et des cruches, pas de sol de cuisine sur lequel sont éparpillées des gousses d’ail, pas non plus le fouloir blanc qui recouvre la tête de l’enfant. De plus, la nappe blanche est pliée d’une manière différente et le satyre porte une sorte de ceinture, son front est paré de feuillage. De même, les couleurs de la robe de la mère et de son enfant à tête nue sont entièrement différentes. Dans notre tableau il y a de nombreux repentirs, visibles à l’œil nu quand on est devant l’œuvre et dans les photographies infrarouges : dans la couronne du chapeau de paille, dans les contours de la jambe et du bras droit du satyre, dans le vêtement de la mère et, surtout, dans le déplacement de la tête du jeune paysan en arrière-plan considérablement à gauche d’une position à côté du satyre (détail de la photographie infrarouge Fig. 5A, B & C). Ce changement nous fait supposer l’antériorité de notre tableau par rapport à la version de Kassel et, à cette date précoce, son exécution autographe sans intervention d’un atelier. Jordaens a suivi ici l’habitude du Caravage dans l’élaboration d’une composition sur la toile sans recours à des essais à la plume et au lavis sur papier.(5)

Jordaens a en effet créé de nombreuses compositions sur ce thème qu’il appréciait particulièrement. Par exemple, au verso d’une feuille au Louvre (INV 20028), le recto montrant La Sainte Famille avec Saint Jean, ses parents et ses anges (6), est une étude plus achevée pour Le satyre et le paysan (Fig. 6). Cependant, dans le cas de notre tableau et dans la version de Kassel, Jordaens a pris soin d’étudier de manière détaillée la figure du satyre, de la même façon que dans une autre étude, Homme nu assis (7), qui se rapporte à la figure principale dans La moquerie du Christ (Williamstown, Mass., le Williams College Museum of Art).

Dans une grande étude pour la pose du satyre (Fig. 8) (8), il y a sur le côté droit de la feuille un croquis préliminaire abandonné à la manière de la série des premières académies de Jordaens. Elles sont réparties entre le Hessisches Landesmuseum à Darmstadt et le Kunstmuseum de Düsseldorf. Sur cette étude dessinée, on peut distinguer une marque sur la bande sous le bord du bol de la bouillie, qui ne se trouve ni sur le tableau de Kassel, ni sur le nôtre. De plus, la poignée de la cuillère tenue par le garçon dont la tête est visible à côté du biceps du satyre, apparaît sans appui sur le dessin. Dans le dessin, la tête du satyre est tournée en profil de trois quarts. Le contour inférieur de l’avant-bras droit du satyre a été déplacé vers le haut pour dégager la cuillère. Il y a aussi des différences significatives dans le feuillage (absent du tour de taille du satyre dans notre tableau) et sur le visage et le corps du satyre, par exemple dans le front sillonné et les plis ridés du torse. Le dessin ne doit donc pas être considéré comme une copie d’après un tableau de Jordaens.

Le motif du paysan avec son bol de bouillie, sa femme assise à côté de lui avec sur ses genoux l’enfant, est resté pendant une décennie et demie cher à Jordaens (9). Dans ces différentes interprétations qui s’échelonnent dans le temps, les caractéristiques du satyre changent légèrement. Son apparence et son âge diffèrent, mais aussi son expression faciale – il commence à rire en faisant des gestes envers les paysans. L’ajout de cette légèreté à la fable d’Ésope semble propre à Jordaens. Les motifs reviennent une fois de plus dans un tableau datant de vers 1630-35, qui montre la scène dans un intérieur (Moscou, musée Pouchkine, Inv. 2615, Fig. 11).

Un petit tableau préparatif à cette composition, avec les deux figures debout représentées différemment, a été gravé (Fig. 12) par Jacob Neefs à Anvers vers 1610. Il est lettré : Jac. Jordaens invent : / cum privilegio. / Jacobus Neefs sculpsit (10).

Plus tard dans sa carrière, Jordaens devait adapter ce thème, sans la figure du satyre, dans ses scènes paysannes comme Natura paucis contenta (La nature est heureuse avec peu), tapisserie datée de vers 1644, conservée au château de Hluboká, République Tchèque, ou son tableau Repas de paysans de la Gemäldegalerie de Kassel, vers 1650 (11).

Patrick Matthiesen (12)

  1. Huile sur toile, 67.2 x 51 cm, voir Jacob Jordaens, National Gallery of Canada, Ottawa, 1968-9, cat. no. 6. Le tableau a été endommagé par le feu en 1908. Deux variantes (sur bois) de la même composition : Christie’s Londres, 2 août 1965 ; Antikkompaniet, Stockholm 1917-18.[]
  2. Hans Vogel, Katalog der Staatlichen Gemäldegalerie zu Kassel, Kassel, 1958, no. 186.[]
  3. Voir Jan Steen, Le satyre et le paysan, J. Paul Getty Museum, Los Angeles, vers 1650 et K. Cloutier Blazzard, op. cit., Brill, Boston 2009, p.101-104. Une seconde version de ce thème par Steen est conservée in the Museum Bredius, La Haye.[]
  4. Gregory Martin et Joost van der Auwera tendent à dater le tableau un peu plus tôt, vers 1617-18. R-A D’Hulst a confirmé l’attribution, mais il n’a pas fixé de date dans une communication écrite du 26 mars 1994 et, par la suite, dans une communication orale à Michael Simpson. Le style de la peinture et le nombre de repentirs semblent indiquer que notre tableau doit précéder les peintures de Kassel et du musée Pouchkine.[]
  5. N. Easthaugh, A Survey by infra-red reflectography digital image processing of Jacob Jordaens. The Satyr and the Peasant Family, août 1993, réf : 93231.1. Ce rapport présente les résultats d’une étude de la peinture représentant Le satyre et le paysan par Jacob Jordaens en utilisant la réflectographie infrarouge / traitement d’image numérique (digital image processing) (IRR / DIP). La figure 2A et la figure B illustrent les positions des sept images IRR/DIP prises au cours de l’enquête et un résumé des résultats. Ce tableau présente un certain nombre de repentirs, dont la plupart sont évidents lors d’un examen visuel minutieux. Certains sont cependant plus clairement révélés par la technique IRR/DIP, et en particulier nous pouvons constater la figure supplémentaire découverte à gauche du satyre (Fig 2A et B). D’autres altérations qui sont devenues particulièrement évidentes sous IRR/DIP sont celles de la jambe de l’enfant sur la gauche et le repositionnement de la main de la femme dans le chapeau. L’apparence de la plupart des autres repentirs, comme celui en bas du bras droit du satyre sous la tête du garçon ou la poitrine de la femme sur la gauche sont clairement le résultat d’une technique qui implique l’utilisation d’une couche de couleur claire sur laquelle sont ensuite appliquées des couleurs plus foncées. En effet, il y a un certain nombre d’autres modifications mineures qui ne sont pas facilement visibles par IRR/DIP (comme dans la jupe bleue de la femme tenant l’enfant sur la gauche), qui sont comme ceci.[]
  6. R.-A. D’Hulst, Jordaens’s Drawings, Brussels, 1974, no. A 38.[]
  7. D’Hulst, op. cit., no. A 72.[]
  8. Craie noire, rehaussée de blanc, 405 x 260 mm, vendu chez Sotheby’s Mak van Waay, 25 avril 1983, lot 83, comme “Atelier de Jordaens”, à Monsieur Bernard Houthakker, Amsterdam.[]
  9. Il y a beaucoup de copies et de variantes exécutées par l’atelier de Jordaens. Une réplique d’atelier du tableau de Bruxelles a été vendue à Christie’s, Amsterdam 24/25 mars 2016 lot 27 ; une version d’atelier du tableau Pouchkine qui peut être celui publié par Held en 1940 dans Parnassus, vol.12, no 3 « Unknown Paintings by Jordaens in America, » p. 26-29, a été vendu chez Lempertz, le 19 novembre 1994, lot 1381. Une autre variante d’atelier du thème dans un intérieur a été vendue la dernière fois chez Sotheby’s Londres, le 10 décembre 2015, lot 119, reproduite également dans D’Hulst, Jacob Jordaens, Londres 1982, p. 94, fig. 59. Un dessin attribué à Jordaens a été avec Otto Naumann à New York et représente une étape transitoire entre la composition discutée ici et celle de Kassel (Fig. 9), alors qu’un tableau à Munich dans l’Alte Pinacothèque habituellement datée de 1621 mais sûrement plusieurs années plus tard introduit des figures supplémentaires et une vache dans un intérieur, mais change aussi la physionomie du satyre (Fig. 10).[]
  10. Kunsthalle Bremen. Erwerbungen der letzten Jahren, Bremen, 1961, p. 58, no. 23, ill. p. 14 (Fig. 12).[]
  11. Kimberlee Cloutier Blazzard, “The Wise Man has two tongues: Images of the Satyr and the Peasant in Jordaens and Steen”, in Myth in History, History in Myth, Brill, Boston, 2009, p. 94 à 97.[]
  12. Ce texte a été déjà publié dans : Patrick Matthiesen, Jacques Jordaens. Homer, Hesiod & Aesop: Myth, Fable & Basic Instincts, London, 2018, p. 58-71, où Monsieur Matthiesen a republié et amplifié un texte de Michael Jaffé datant de 1983 (voir aussi : The Matthiesen Gallery, Fifty Paintings 1535-1825, London, 1993, no. 9, p. 55-59).[]
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