L’enlèvement de Proserpine, 1651
Huile sur toile, H. 1.16 m ; L. 1.41 m
Signée, localisée et datée en bas à droite : N. MIGNARD. INVENIEBAT / ET PINGEBAT. AVENIONE. 1651.
Inscription au dos de la toile : Guillaume parfaict.
Provenance : Collection privée, Italie.
- Adrien Marcel, « Mignard d’Avignon, Peintre et Graveur (1606-1668) », Mémoires de l’Académie de Vaucluse, XXXI, 1931, p. 1-111.
- Antoine Schnapper, cat. exp. Mignard d’Avignon (1606-1668), Avignon, 1979.
- Antoine Schnapper, « Après l’exposition Nicolas Mignard », Revue de l’Art, 52, 1981, p. 29-36.
- Alain Breton, « La galerie de l’hôtel de Tonduty », Annuaire de la société des amis du palais des Papes, 1997, p. 77-85.
- Jean-Claude Boyer, « Nicolas, Pierre, le Chevalier et les autres », Curiosité. Études d’histoire de l’art en l’honneur d’Antoine Schnapper, réunies par Olivier Bonfait, Paris 1998, p. 365-379.
Le sujet du tableau est tiré des Métamorphoses d’Ovide (livre V, vers 359-420). Fidèle au texte, Nicolas Mignard le transcrit avec exactitude, mais il réunit sur sa toile, en une scène unique, trois moments successifs du célèbre poème.
Le premier épisode montre Vénus qui, placée sur la montagne d’Erice (à la pointe ouest de la Sicile), ordonne à Cupidon de lancer ses traits sur Pluton: le souverain des Enfers a quitté le royaume des morts et parcourt l’île sur son char, tiré par des chevaux noirs; la déesse, irritée de le savoir insensible à l’amour, le montre du doigt à son fils. Le petit dieu et sa mère sont installés en haut de la composition, isolés sur des nuées.
L’épisode suivant, qui est le nœud du récit, occupe la partie centrale de la toile, sur toute sa largeur: Pluton, touché par la flèche de Cupidon et aussitôt ravagé par l’amour, s’est emparé de Proserpine et l’emporte sur son char malgré sa résistance. La jeune déesse, fille de Cérès et de Jupiter, était occupée avec ses amies à cueillir des fleurs dans la campagne, pour en remplir des corbeilles. Ovide situe la scène non loin de la ville d’Enna, au centre de la Sicile, au bord d’un lac qu’il nomme Pergus.
Au bas du tableau, enfin, la nymphe Cyané se dresse à mi-corps au-dessus des eaux de l’étang sur lequel elle règne; elle reproche à Pluton sa violence et étend les bras pour lui barrer le passage. Dans les vers qui suivent, le poète décrira son impuissance et son chagrin, puis sa lente métamorphose en source (le petit cours d’eau qui porte son nom existe toujours, près de Syracuse).
Le récit de l’enlèvement est donc saisi dans sa totalité, du début à la fin, et le peintre n’omet pas les détails qui permettent de localiser l’action: le lac au pied de la montagne, le bocage fleuri par un éternel printemps – perpetuum ver – où se renversent les corbeilles des compagnes de Proserpine, le gouffre – gurgite – d’où émerge la grande forme nue du corps de Cyané. Ces précisions renvoient directement aux vers des Métamorphoses et distinguent la scène représentée des autres versions du mythe, celle donnée par Ovide lui-même (Fastes, livre IV, vers 393-sq.) ou celle de Claudien (De raptu Proserpinae).
Nicolas Mignard n’oublie pas non plus d’opposer la couleur brun-roux – symbole du désir – de la musculature forte et hâlée de Pluton à la pâleur nacrée – symbole de frayeur – de sa victime. Le même soin se retrouve dans l’étude des figures, soigneusement préparées : trois dessins se rapportent aux vierges de l’arrière plan, saisies dans des attitudes de terreur et de fuite. Devant ces personnages qui s’agitent en tout sens, on pense aux fameux antiques du Massacre des Niobides que le peintre avait pu voir dans les collections des Médicis, lors de son séjour à Rome des années 1635-1636 (ce célèbre ensemble de statues avait été gravé un peu plus tard par François Perrier). Mais il semble surtout que Nicolas Mignard ait gardé un souvenir fort et précis d’un autre Enlèvement de Proserpine : celui-là même qui avait été sculpté par le Bernin, vers 1621-1622, pour le cardinal Scipion Borghèse. La posture du ravisseur, qui enlève sa proie sur sa cuisse gauche, et la violente tension des deux corps, opposés et contrariés dans l’effort, sont analogues dans les deux œuvres; et dans l’admirable marbre, le peintre a bien noté un détail: celui du geste de la jeune fille qui dérange la coiffure du dieu en s’accrochant désespérément à sa couronne. De l’art antique à la création contemporaine, Rome marque de son sceau la toile du Français.
L’année 1651, qui est celle de notre tableau, se place dans une période où les rapports, aussi bien artistiques que personnels, entre Nicolas Mignard et son frère Pierre (1612-1695) semblent avoir été particulièrement étroits. Tous deux s’étaient trouvés ensemble à Rome en 1635-1636. Mais alors que Pierre, qu’on appellerait plus tard le Romain, avait choisi de rester dans la ville, où il jouait désormais les premiers rôles, Nicolas, au contraire, était revenu s’installer à Avignon, où il habitait déjà avant son départ pour l’Italie. Pourtant les deux frères ne cessaient d’être en contact, et surtout partageaient le même credo esthétique: celui du grand classicisme raphaëlesque, revivifié à Bologne et à Rome par les Carrache et leurs disciples. Nicolas, fasciné par les chefs-d’œuvre d’Annibal au palais Farnèse, avait accumulé sur place des matériaux qu’il exploita très vite après son retour en Provence: il fut le premier, en effet, à reproduire par l’estampe des peintures de la Galerie et du Camerino Farnèse (ces dernières furent gravées en six planches, publiées à Avignon dès 1637). De fait, certains compartiments du Camerino, où les personnages s’échelonnent sur des plans différents dans la profondeur de vastes paysages, ne sont peut-être pas étrangers à la mise en scène de l’Enlèvement de Proserpine. Mais on peut aussi se demander si, par hypothèse, Nicolas Mignard n’aurait pas connu d’autres grands décors, créés antérieurement par les Carrache à Bologne: dans les frises du palais Fava (Histoire de Jason) et du palais Magnani (Histoire de la fondation de Rome), les scènes sont inscrites dans un format en largeur dont l’organisation de l’espace, l’échelle des figures, la respiration générale, semblent anticiper la toile peinte beaucoup plus tard à Avignon; et dans la fresque des Enchantements de Médée de Carrache, isolée nue au bas de la composition, au-dessus des eaux noires, la Médée du palais Fava est comme une sœur aînée de Cyané.
L’Enlèvement de Proserpine faisait-il lui aussi partie d’un cycle? pour qui fut-il peint? nous l’ignorons. Mais sa signature indique assez ostensiblement que le tableau fut réalisé à Avignon : cette insistance et l’existence d’un ricordo probable (œuvres en rapport, n. 4) révèlent peut-être que l’œuvre était destinée à un client extérieur, étranger à la ville. Il est possible que le nom de ce possesseur, ou de l’un de ses successeurs, soit donné par l’inscription placée au dos de la toile, pour laquelle nous proposons – avec la plus grande prudence – la lecture «Guillaume parfaict»: s’agirait-il de «l’abbé Parfait, chanoine de Notre-Dame [de Paris]» pour lequel Le Sueur peignit, dans un cabinet, « plusieurs figures de coloris et quelques grisailles» (Guillet de Saint-Georges, Mémoires [1690], in Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture, publiés d’après les manuscrits conservés à l’Ecole Impériale des Beaux-Arts, par MM. L[ouis] Dussieux, 2 voll., Paris 1854, I, p. 172) ?
Jean-Claude Boyer