Madeleine, 1891
Huile sur toile, H. 1.15 m ; L. 0.72 m
Signé et daté : Juana Romani 1891
Provenance : Collection privée
EXPOSITIONS :
Juana Romani (1867-1923), peintre et modèle. Un rêve d’absolu, cat. exp. musée Roybet Fould, Courbevoie, 2021, p. 127, no. 75 (ill.).
ŒUVRES EN RAPPORT :
Une autre version datée de 1890 est exposée au Salon de 1891, no. 1422 « Madeleine »[1] ; vente Paris Hôtel Drouot, le 7 décembre 1906, no. 73 : « Une Madeleine », huile sur panneau, H. 1,30 m ; L. 0,70 m, « Debout, vue jusqu’aux genoux, les cheveux roux pendant sur les épaules, la poitrine et les bras découvertes, une robe de velours noir serrée à la taille : elle a les yeux baissés sur une croix qu’elle tient de ses deux mains. Signé à droite et daté : 1890. » ; collection privée, Londres.
[1] Caricature « Madeleine partant pour le bal », Journal Amusant, 9 mai 1891, p. 5. Description par Armand Gouzien comme Madeleine à la croix : « Las exposiciones de bellas artes de Paris », La ilustración española y americana, Madrid, 30 mai 1891, p. 334.
Peintre dans le Paris de la Belle Époque, Juana Romani débute en tant que modèle, posant pour de nombreux artistes de renom. Une brusque maladie psychiatrique met fin à sa courte carrière, couronnée de succès, qui n’est pas sans rappeler sa contemporaine Camille Claudel. Notre Madeleine, héroïne biblique à la chevelure rousse, est proche de l’art de Jean-Jacques Henner, mais s’en démarque par son caractère envoûtant et sauvage.
Giovanna Carolina Carlesimo, plus connue sous le nom de Juana Romani (1867-1923), naît à Velletri, à une quarantaine de kilomètres au sud de Rome. Elle arrive à Paris en 1877 avec sa mère et son beau-père. Musicien ayant grandi dans un environnement intellectuel, ce dernier lui transmet une culture artistique. Sa mère Marianna, illettrée, gagne sa vie en étant modèle. Juana Romani découvre ainsi l’univers des ateliers d’artistes et entame son activité de modèle professionnel à l’âge de quinze ans, dans les académies privées de Rodolphe Julian et du sculpteur d’origine italienne Filippo Colarossi, puis dans des ateliers privés d’artistes[1]. Elle pose dès 1883 pour Alexandre Falguière, professeur à l’École des Beaux-Arts, et donne ses traits à sa Nymphe chasseresse, sculpture encensée au Salon de 1884. Le succès de cette ronde-bosse dont la posture est jugée audacieuse contribue sans doute à la réputation de Juana Romani.
Ses cheveux cuivrés et son corps juvénile à la taille marquée, déformé par le port du corset, font de Juana Romani l’un des modèles les plus recherchés de Paris. Elle ne se trouve pas cantonnée à des rôles d’Italiennes ou d’Orientales, mais s’apparente davantage à « une Parisienne de Paris, qui aurait pu poser indifféremment pour une Madeleine de Véronèse, ou pour quelque nymphe allégorique de Rubens »,[2] s’adaptant parfaitement aux sujets traités. Juana devient le modèle du peintre nancéen Victor Prouvé à partir de 1883, et pose bientôt pour Jean-Jacques Henner et Carolus-Duran, qui seront l’un et l’autre pour elle des sources d’inspiration.
Lors des séances de pose, Juana Romani profite des temps de repos pour griffonner des dessins, jusqu’à ce que les peintres reconnaissent en elle le potentiel d’une artiste et l’encouragent à poursuivre[3]. La jeune Italienne se découvre bientôt une passion pour la peinture et entame sa formation en se faisant aider par les artistes dont elle fréquente les ateliers. Entre 1886 et 1889, elle étudie probablement à « l’Atelier des Dames », important atelier privé créé en 1874 par Jean-Jacques Henner et Carolus-Duran, puis auprès de Ferdinand Roybet (1840-1920), peintre très recherché à l’époque mais dont le style l’influence peu. La peinture de Juana Romani sera le plus marquée par Jean-Jacques Henner et les œuvres d’Henri Regnault (1843-1871), telle que la sensuelle figure féminine Salomé (1870)[4].
Carrière fulgurante
Juana Romani entame sa carrière de peintre au Salon de 1888. Elle n’a que vingt et un ans et est immédiatement remarquée par les critiques. Elle expose ensuite ses toiles au Salon de 1889 ainsi qu’à l’Exposition universelle, où elle remporte une seconde médaille. Désormais « hors concours », elle n’est plus soumise au jury pour présenter ses œuvres et expose au Salon tous les ans jusqu’en 1904. Sa métamorphose impressionnante d’un très jeune modèle en une artiste prometteuse semble avoir inspiré le roman de Louis Fortuné Méaulle (1844-1916), Le Maître[5].
Elle ne pose plus à partir de 1890, et son corps ne sera plus exposé au Salon qu’habillé dans les œuvres de Ferdinand Roybet, dont l’atelier était un lieu de rencontre entre de nombreux artistes et critiques d’art[6] et avec qui elle entame la même année une relation. Le couple voyage dans les années 1890 en Italie et en Espagne. Les premiers troubles psychiatriques de Juana se manifestent dès 1903. Son compagnon la soutient dans les périodes difficiles et lors de ses internements, et devient son tuteur légal en 1909.
Femmes bibliques
La représentation de figures féminines isolées issues de l’Ancien et du Nouveau Testaments est courante à la fin du XIXe siècle, particulièrement dans les années 1880. Jean-Jacques Henner peint plusieurs héroïnes bibliques ; il met en scène Hérodiade – pour laquelle Romani pose en 1887, Judith (1887-1891) et Rébecca (1903-1905). Sa figure de prédilection reste pendant près de trente ans Marie-Madeleine pénitente. Henner la représente allongée, assise sur des genoux, penchée en avant se morfondant en pleurs ou debout, toujours avec une longue chevelure rousse. Ces différentes compositions exercent certainement une grande influence sur Romani, son modèle, puis son élève.
Entre 1890 et 1892, Juana Romani crée une série de femmes bibliques fortes et sensuelles : Hérodiade, Salomé, Judith et Marie-Madeleine[7]. Sa touche vaporeuse, proche du sfumato, et la luminosité des carnations émergeant d’un fond sombre constituent un hommage manifeste à Henner. Elle s’en démarque cependant et commence à trouver son style personnel. Contrairement à l’anonymat poétique des figures de son maître, elle aborde ses héroïnes avec un réalisme saisissant, au point que certains critiques voient en elles les portraits d’une même jeune femme rousse dotée des attributs des différentes héroïnes. Quand Romani expose Judith et Madeleine en 1891, l’un d’eux évoque « deux sœurs jumelles »[8]. Particulièrement notable, le tempérament farouche et quelque peu perturbant de ces personnages s’éloigne résolument de l’esthétique propre à l’univers de Henner.
Armand Silvestre (1837-1901), poète et critique d’art, ami du couple, commente cet aspect : « Car beaucoup qui ne la regarderaient pas bien, la pourraient prendre, à certains instants, pour une bonne enfant rieuse. Mais, chez elle, la Femme n’abdique pas dans l’artiste ; au contraire, son art serait plutôt fait d’un féminisme exagéré. La Fontaine s’est bien demandé ce que peindraient les lions, s’ils savaient peindre. Eh bien, j’imagine que si les grandes charmeresses Dalila, Judith, Lucrèce avaient su peindre, elles auraient tracé ces figures à la fois délicieuses et farouches dont nous a charmé, avec quelque effroi en nous, Juana Romani, et dans lesquelles il m’a toujours semblé qu’il y avait beaucoup d’elle-même. »[9]
Marie-Madeleine sulfureuse
Apparue au XIXe siècle dans un contexte anticlérical, l’image d’une Marie-Madeleine sulfureuse n’a aucun fondement dans les Écritures ou la Tradition. Elle est un exemple de sexualisation de figures bibliques, telle qu’on en trouve notamment chez Gustav Klimt (Judith et Holopherne)[10] et dans des œuvres littéraires contemporaines, comme Salomé d’Oscar Wilde, pièce écrite en 1892 et représentée à Paris en 1896. Ce phénomène peut être interprété comme une réaction aux contraintes de la morale traditionnelle. En présentant des figures religieuses de manière sensuelle, les artistes remettent en question les notions de sainteté et de pureté, tout en célébrant la libération sexuelle et en remettant en cause le rôle traditionnel assignés aux femmes.
Madeleine : une beauté étrange
Nous avons connaissance à ce jour de quatre compositions de Romani sur le thème de Marie-Madeleine. L’artiste la peint tenant un livre[11], ou nue, en buste, tournée vers la gauche, mains crispées rapportées sur sa poitrine, les yeux fermés[12].
Notre composition est une réplique faite par l’artiste d’après une huile sur panneau montrant Madeleine debout[13]. On y voit une femme, le visage de profil vers la droite, qui baisse son regard vers la croix qu’elle tient. Ses longs cheveux roux couvrent ses épaules. Telle une apparition au cœur de l’obscurité, sa poitrine et ses bras dénudés irradient de lumière. Elle porte la même robe de velours noir que ses autres héroïnes bibliques. Il pourrait s’agir d’une robe de soirée comme le suggère une caricature du Salon de 1891,[14] où est exposée l’une de ses Madeleine, probablement celle en collection privée londonienne, de dimensions légèrement supérieures, signée et datée de 1890.
[1] Marion Lagrange, « Modèle italien et maîtres parisiens : la muse et l’élève », cat. exp. Juana Romani (1867-1923), peintre et modèle. Un rêve d’absolu, musée Roybet Fould, Courbevoie, 2021, p. 20.
[2] Camille de Sainte-Croix, « L’Ecole des Beaux-Arts (notes d’un ami de la maison) », Le Figaro, 28 août -4 septembre 1889, cité par Annie Jacques (dir.), Les Beaux-Arts, de l’Académie au Quat’z’arts (…), Paris, 2001, p. 177.
[3] Jacopo Caponi Folchetto, « La vita a Parigi », L’Illustrazione italiana, no. 15, 14 avril 1895, p. 238-239.
[4] Henri Regnault, Salomé, Salon de 1870, huile sur toile, H. 1,60 m ; L. 1,01 m, New York, Metropolitan Museum of Art (inv. 16.95).
[5] Louis Fortuné Méaulle, Le Maître (la vie d’un artiste), Paris, 1906.
[6] Le couple partage de nombreuses amitiés tels le peintre Louis Prétet, le photographe Antoine Lumière, le pharmacien et industriel Angelo Mariani, les critiques d’art Armand Silvestre et Roger-Milès.
[7] Emmanuelle Trief-Touchard, « Hérodiade, Judith et Marie-Madeleine », cat. exp. Juana Romani (1867-1923), peintre et modèle. Un rêve d’absolu, musée Roybet Fould, Courbevoie, 2021, p. 124-130.
[8] E. Jacques, « Le Salon aux Champs-Elysées », L’Intransigeant, 1er mai 1891, p. 2, cité par Emmanuelle Trief-Touchard, 2021, p. 127, note 11.
[9] Armand Silvestre, « Juana Romani », Figures contemporaines tirées de l’Album Mariani, vol. 2, 1896 (1894).
[10] Gustav Klimt, Judith et Holopherne, 1901, huile sur toile, H. 0,84 m ; L. 0,42 m, Vienne, Österreichische Galerie Belvedere (inv. 4737).
[11] Madeleine lectrice ou La Liseuse, vers 1890-1892, Malden, Malden Public Library Art Gallery, acquis en 1940, voir cat. exp. 2021, p. 130, fig. 83.
[12] Marie Madeleine, s.d. [vers 1890], huile sur panneau, Londres, collection particulière, reproduite dans le cat. exp. 2021, p. 51, fig. 33.
[13] Madeleine, huile sur panneau, H. 1,30 m ; L. 0,70 m, signé à droite et daté 1890, collection privée, Londres.
[14] Caricature « Madeleine partant pour le bal », Journal Amusant, 9 mai 1891, p. 5.