École française, Saint Jérôme
Ecole française XVIIe siècle

Saint Jérôme, vers 1630-1640

Huile sur toile, H. 0.77 m ; L. 0.92 m

Provenance : Galerie Heim, Londres
Collection Jean Riechers
Collection privée, France

Bibliographie :

Religious and biblical themes in French baroque painting, 29 mai – 30 août 1974, Londres, Heim Gallery, Londres 1974, no. 3 (ill.) : « Anonymous French Master, c. 1630-40 ».

Benedict Nicolson, Caravaggism in Europe, seconde édition revue et augmentée par Luisa Vertova, 1990, vol. I, p. 92, no. 821 (ill. 821 vol. II) : « Caravaggesque unknown, French » et « c. 1630-40 ».

À la vue de ce tableau, le silence qui entoure ce saint érudit nous envahit peu à peu. On s’émerveille de la délicatesse des sentiments, de l’écriture très sûre, de l’élégance de l’ensemble de la composition et de son réalisme qui va jusqu’au rendu des ongles sales.

Un homme de lettres

Saint Jérôme est représenté tantôt au désert, tantôt comme savant dans sa cellule, tantôt comme Docteur de l’Église avec un chapeau de cardinal, accompagné d’un lion apprivoisé. Le saint s’était retiré dans le désert de Syrie pendant trois ans, où il apprit l’hébreu auprès d’un Juif converti. Le pape Damase repéra vite l’érudit et le chargea de réviser les traductions latines – jugées imparfaites –de la version grecque de la Bible juive (la Septante). Après avoir retravaillé ces traductions, Jérôme entreprit une traduction nouvelle de l’Ancien Testament à partir du texte hébreu, le seul inspiré à ses yeux. Sa traduction, achevée par d’autres, est désignée à partir du XIIIe siècle comme vulgata versio, « texte communément employé ». La Vulgate fut déclarée traduction authentique en 1546, lors du concile de Trente. Un des quatre grands Docteurs de l’Église latine, saint Jérôme devint à la Renaissance le patron des humanistes. Il véhicula les valeurs de respect, d’ouverture à autrui et d’une remise en question permanente.

Dans ce tableau de dimensions relativement réduites, destiné à la dévotion privée, l’artiste a choisi une composition assez dépouillée. Le saint est représenté à demi-nu, assis dans un intérieur devant un mur couvert de livres. Son regard est posé sur un crucifix qu’il tient fermement de sa main gauche sur la table. Pour symboliser l’inspiration divine, des rayons dorés sortent d’une nuée au-dessus de sa tête. La pierre que le saint tient contre sa poitrine et le crâne sur lequel il médite sont des symboles de sa pénitence au désert.

Un réalisme tamisé par une lumière douce

La représentation de saint Jérôme à mi-corps, assis à une table avec une nature morte est tout à fait courant chez les peintres caravagesques français tels que Valentin de Boulogne, Nicolas Régnier, Simon Vouet et Trophime Bigot((Benedict Nicolson, Caravaggisme in Europe, seconde édition revue et augmentée par Luisa Vertova, 1990, no. 659 (Valentin), 730 (Vouet), 877 et 878 (entourage de Bigot), 971 (Régnier).)). Dans cette composition dépouillée, l’austérité du décor souligne le caractère majestueux de la figure du saint, rendu avec un sens aigu de l’observation.

On remarque l’intensité psychologique de ce visage plein d’intériorité, le rendu minutieux des plis du visage et du corps. La volonté de réalisme va jusqu’au rendu des ongles de la main gauche, distinctement sales. Toute la composition baigne dans une lumière blanche venant de gauche. Les ombres portées sont douces. Nous sommes là dans un univers déjà bien éloigné des tableaux caravagesques aux éclairages accidentés. L’utilisation d’une gamme chromatique restreinte accroît la sobriété de l’œuvre. On doit souligner avec quelle maîtrise l’artiste a su rendre  la chevelure et la barbe du saint à l’aspect mousseux et bien peigné.

Vanité

Alain Tapié précisait dans le catalogue de son exposition sur les Vanités : « On a coutume de faire remonter les origines du thème de la Vanité à l’iconographie de saint Jérôme. »((Alain Tapié, cat. exp. Les Vanités dans la peinture au XVIIe siècle. Méditations sur la richesse, le dénuement et la rédemption, Caen, Musée des Beaux-arts de Caen, 27 juillet – 15 octobre 1990, Paris, Musée du Petit Palais 15 novembre – 20 Janvier 1991, Caen, 1990, p. 108.)) L’iconographie du saint comporte en effet le passage du temps sur le corps comme sur les mots et les choses((Dimitri Salmon, cat. exp. Saint Jérôme et Georges de La Tour, Vic-sur-Seille, Musée départemental Georges de La Tour, 1er septembre – 20 décembre 2013, Saint-Etienne, 2013, p. 29.)). Dans sa représentation du crâne, du crucifix en bronze, du livre ouvert et de la bibliothèque au second plan, l’artiste s’inspire peut-être du répertoire de Sébastien Stosskopf (Strasbourg 1597 – Idstein 1657), l’un des grands maîtres de la nature morte européenne, qui a séjourné à Paris dans les années 1620 et 1630.

Que lit-il ?

Ce livre et la représentation de la gravure maniériste visible à la page entrouverte sont peints d’une manière plus enlevée que la figure du saint. En l’occurrence, l’artiste ne cherche pas à imiter la texture d’une gravure. Ce qu’elle représente est forcément en lien avec les écritures saintes que l’ermite médite. Même si on serait tenté d’y voir un Jupiter tenant la foudre, il doit s’agir d’un jugement dernier ou d’une scène de justice divine. Saint Jérôme a en effet un lien particulier avec le Jugement dernier. Louis Réau cite une lettre apocryphe attribuée au saint : « Que je veille ou que je dorme, je crois toujours entendre la trompette du Jugement. »((Louis Réau, Iconographie de l’art chrétien, t. III Iconographie des saints (2), Paris, 1958, p. 748.))

Une œuvre de l’école flamande ?

Benedict Nicolson proposa un rapprochement avec l’école flamande et indiqua le nom de Jacob Van Oost l’Ancien (1603-1671)((Selon le catalogue de vente Ader, Paris, 24 juin 2019, lot 25, Benedict Nicolson aurait fait un rapprochement avec l’école flamande.)). Principal peintre de Bruges au XVIIe siècle, Van Oost peignit de nombreux tableaux religieux pour les églises et les monastères de la ville. Reçu maître à la guilde de Saint-Luc de Bruges en 1621, il entama peu après un voyage en Italie et retourna dans sa ville natale en 1628, après avoir traversé la France. Une attribution à Van Oost paraît toutefois peu probable, tant sa manière de peindre semble plus influencée par Van Dyck et Rubens. On ne retrouve chez lui ni cet esprit d’intériorité, ni ce traitement d’un réalisme presque méticuleux de la peau et des cheveux comme dans notre Saint Jérôme. Cela dit, une influence de la peinture nordique serait tout à fait possible à Paris, où une importante communauté de peintres flamands était active au XVIIe siècle.

Rapprochement avec Jacques Blanchard

Pour son traitement de l’éclairage, son coloris et sa composition, notre peinture peut être rapprochée de certaines toiles de Jacques Blanchard, artiste parisien qui revient d’Italie en 1629. En comparant notre tableau au Saint Jérôme de Blanchard du musée de Budapest, on retrouve une ambiance proche avec le même traitement de la lumière blanche et une palette réduite. En revanche, sa touche plus souple et sensuelle – attribuée à l’influence de Venise où Blanchard séjourne dans les années 1620 – l’éloigne de notre tableau. Dans les carnations, on retrouve non seulement cette leçon vénitienne mais également l’héritage de Rubens, dont Blanchard est certainement l’un des plus grands adeptes à Paris dans les années 1630((Guillaume Kazerouni, cat. exp. Jacques Blanchard, au musée des Beaux-Arts de Rennes, 6 mars – 8 juin 2015, Rennes, 2015, p. 45.)). Dans notre tableau, le traitement des carnations est bien différent, marqué d’un grand réalisme ; la chevelure et la barbe sont rendues avec une plus grande finesse, obtenant un aspect mousseux, absent chez Blanchard.

Les barbes chez Georges de La Tour

L’émouvant et étrange mélange de réalisme et de spiritualité de notre tableau rappelle l’aura des tableaux de Georges de La Tour. Son Saint Jérôme pénitent du musée national de Stockholm montre davantage une réflexion introspective du saint. Il met en scène la silhouette d’un vieillard bien maigre, posant un genou à terre. On retrouve le même traitement minutieux des détails, en particulier sur les muscles et les replis de la peau. Cependant, le réalisme impitoyable va plus loin que dans notre tableau pour décrire ce corps décharné par la pénitence et ses pieds salis par la marche. Il y a toutefois une parenté dans le traitement de la chevelure et de la barbe, brossés avec minutie. On retrouve en effet dans un Diogène attribué à Georges de La Tour par Jean-Pierre Cuzin((Diogène, huile sur toile, H. 1,00 m ; L. 1,21 m, collection privée. Jean-Pierre Cuzin, « Georges de la Tour’s earliest painting? », The Burlington Magazine, no. 160, juillet 2018, p. 554-557.)) un même traitement soigné de la barbe.

Un artiste parisien

L’identité de l’auteur de notre tableau demeure inconnue. La très haute qualité d’exécution de l’œuvre laisse supposer un artiste important. L’attribution à l’école française peut être justifiée par la composition et le traitement du coloris. La douceur de cette lumière, la retenue et la délicatesse des sentiments, une certaine gravité et austérité, l’écriture très sûre et la très grande élégance de l’ensemble de la composition conduisent à une attribution de notre tableau à un peintre parisien des années 1630-1640.

PDF