Scène de tempête aux abords d’une côte méditerranéenne, 1749
Huile sur toile, H. 0.49 m ; L. 0.66 m
Signée et datée en bas à gauche : J.Vernet 1749
Provenance : Collection privée, France
Vernet était le peintre de paysage et de marine le plus célèbre de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Jusqu’à sa mort en 1789, le peintre fut comblé de commandes de la part de collectionneurs de l’Europe entière.
Diderot ému aux larmes
Du milieu des années 1760 et jusque dans les années 1780, Joseph Vernet toucha la sensibilité du public des Salons principalement grâce à ses scènes de tempête et de naufrages. La vision d’un terrible naufrage avec des victimes se lamentant sur le rivage devait être une expérience saisissante. Les visiteurs de l’époque réagirent avec une émotion authentique aux scènes de désastres marins, dans lesquelles l’art et la réalité semblent se confondre((Philip Conisbee, « La nature te le sublime dans l’art de Claude-Joseph Vernet », cat. exp. Autour de Claude-Joseph Vernet, la marine à voile de 1650 à 1850, Rouen, musée des Beaux-Arts, 20 juin – 15 septembre 1999, p. 38.)).
En 1767, un Naufrage émut Diderot au point qu’il versa, prétend-il, des larmes sincères : « Je voyais de toutes parts les ravages de la tempête ; mais le spectacle qui s’arrêta, ce fut celui des passagers qui, épars sur le rivage, frappés du péril auquel ils avaient échappé, pleuraient, s’embrassaient, levaient leurs mains au ciel (…). Je voyais toutes ces scènes touchantes, et j’en versais des larmes réelles. »((Diderot, Salons, éd. 1983, vol. 3, p. 163-164.)) Philip Conisbee nous rappelle à ce propos de ne pas sous-estimer le pouvoir qu’exerçait l’image peinte sur un public ignorant la réalité brutale révélée par les appareils photographiques et cinématographiques de notre temps((Philip Conisbee, « La nature te le sublime dans l’art de Claude-Joseph Vernet », Autour de Claude-Joseph Vernet, la marine à voile de 1650 à 1850, Rouen, musée des Beaux-Arts, 20 juin – 15 septembre 1999, p. 37.)).
Le Sublime
Diderot, aussi bien que le poète et critique d’art Baillet de Saint-Julien, réagissait à ce que l’on finirait par appeler à leur époque le « Sublime ». Ce terme esthétique fut créé par le politicien et philosophe Edmund Burke dans son essai A Philosophical Enquiry into the Origin of Our Ideas of the Sublime and Beautiful qui, publié en 1757 et traduit en français en 1765, allait exercer une grande influence. Burke examine les fondements de divers types d’expérience esthétique, particulièrement le plaisir que procure le fait d’assister à distance aux désastres tels que les incendies, de découvrir la puissance écrasante de la nature, l’immensité de l’océan, ou d’être témoin des infortunes des autres, toutes choses susceptibles d’inspirer un sentiment de terreur. Le terrible devient alors source du Sublime. Fasciné par les théories esthétiques, Diderot, qui devait devenir le porte-parole le plus éloquent du point de vue du naturalisme et des sensations vers le milieu et la fin du XVIIIe siècle, donna un écho à la définition de Burke dans son Salon de 1767 : « Tout ce qui étonne l’âme, tout ce qui imprime un sentiment de terreur conduit au sublime. »((Diderot, Salons, éd. 1983, vol. 3, p. 143.))
Retour favorable des critiques
Diderot et certains autres critiques furent frappés par la puissance des toiles de Vernet, notamment par ses scènes de désastre dont la portée narrative était particulièrement convaincante. Ces œuvres paraissaient plus vivantes, plus significatives et plus en rapport avec l’expérience des spectateurs modernes que les tableaux d’histoire qui dans les milieux académiques jouissaient d’une supériorité certaine. Diderot fut même amené à comparer de telles marines de tempête aux plus grands tableaux d’histoire, comme les Sept Sacrements de Nicolas Poussin((P. Vernière, éd., Diderot : œuvres esthétiques, 1965, p. 726 : « (…) les marines de Vernet, qui m’offrent toutes sortes d’incidents et de scènes, sont autant pour moi des tableaux d’histoire, que les Sept Sacrements du Poussin. »)).
La clé de son succès
L’art de Vernet s’inscrit dans une tradition européenne. Dans les collections d’Avignon et d’Aix-en-Provence, Vernet se familiarisa avec les paysages et marines d’artistes tels que Claude Lorrain, Gaspard Dughet et Salvator Rosa. Il y découvrit aussi les œuvres de la prolifique école hollandaise de paysage et de marine, tel Ludolf Backhuysen, auquel la critique contemporaine le comparait parfois. À Rome, Vernet découvrit les scènes dramatiques de tempêtes de Pietro Tempesta((Philip Conisbee, « La nature te le sublime dans l’art de Claude-Joseph Vernet », cat. exp. Autour de Claude-Joseph Vernet, la marine à voile de 1650 à 1850, Rouen, musée des Beaux-Arts, 20 juin – 15 septembre 1999, p. 29-30.)). La capacité de Vernet à peindre le corps humain, acquise lors d’une première formation de peintre d’histoire dans l’atelier de Philippe Sauvan à Avignon, fut sans doute l’une des clés de son succès. Pour ces personnages aux attitudes diverses, placés au premier plan de ses paysages et de ses marines, Vernet exécutait un grand nombre de dessins préparatoires. La vente Vernet de 1790, après la mort de l’artiste, comportait près de 700 dessins de sa main. Vernet les avait apparemment gardés dans son atelier pour pouvoir s’y reporter.
Un artiste novateur
Moins idéaliste que Claude Lorrain, l’art de Vernet correspond exactement au goût de ses contemporains. La « vérité » dans l’art de peindre, tant prisée à partir du milieu du XVIIIe siècle, se retrouve dans son œuvre, comme le constatait déjà avec enthousiasme La Font de Saint-Yenne, en 1746((La Font de Saint-Yenne, Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la peinture en France, Paris, 1747, p. 102 : « Tout cela est d’un grand Peintre, d’un Phisicien (sic) habile scrutateur de la Nature dont il sait épier les moments les plus singuliers avec une sagacité étonnante. »)). Il est intéressant de constater que la réputation grandissante de Vernet à partir de 1745 coïncide avec un regain d’intérêt pour la peinture hollandaise du XVIIe siècle, preuve de l’importance croissante du « sentiment de la nature » prisé par ses contemporains. Rejetant l’art rocaille et se tournant vers une étude attentive de la nature, Vernet était perçu en son temps comme un artiste novateur. Il fut même considéré jusque tard dans le XIXe siècle comme l’un des rénovateurs de l’art français. Son nom apparut encore en 1852 dans les écrits des frères Goncourt, alors qu’ils décrivaient l’École de Barbizon comme « l’école du XIXe siècle, inaugurée au XVIIIe par Vernet, qui commençait à regarder […] »((E. et J. de Goncourt, Le Salon de 1852, 1852, p. 34.))
L’étude d’après la nature
En comparaison avec Claude Lorrain, Vernet présentait des vues plus réalistes et vraisemblables, plus proches de la nature qu’il exhortait sans cesse ses collègues à étudier. Il dit à Pierre Henri de Valenciennes, un moment son élève, qu’il avait passé sa vie à étudier le ciel et qu’il ne fut pas un jour sans qu’il eût appris quelque chose((P. H. de Valenciennes, Élemens de perspective pratique à l’usage des artistes, An VIII (1799/1800), p. 220.)). Très certainement influencé par Vernet, Valenciennes étudia par la suite les effets de la nature à partir d’esquisses à l’huile faites à l’extérieur. Selon une histoire racontée par son nécrologue dans la Correspondance Littéraire, Vernet se serait même fait attacher au mât d’un navire pour vivre et observer de près une tempête de mer. Cette anecdote devait servir de sujet à un grand tableau de son petit-fils Horace, Joseph Vernet attaché à un mât dans une tempête (Salon de 1822, Avignon, musée Calvet).
Notre tableau
Cette scène de tempête est, comme la quasi-totalité des marines de Vernet, une pure invention. Le port fortifié visible au fond, avec son phare carré à étages, s’inspire vraisemblablement du port de Gênes. Surtout dans les années 1760 et 1770, Vernet multiplia les compositions et les variantes sur ce sujet où la mer se brise contre un roc, souvent dominé par un château et un ciel orageux. Ici, l’étude du ciel, zébré par un éclair, est un véritable morceau de bravoure, avec la pluie qui crève des nuages menaçants et la lumière qui, perçant par des trouées, vient éclairer les ailes des oiseaux. Au premier plan, quelques naufragés réussissent à gagner la côte sur une barque. Mettant en scène le drame humain au milieu des aspects pittoresques d’une nature hostile, notre tableau annonce le romantisme.