Le sommeil de l’Enfant Jésus, entre 1759 et 1763
Huile sur toile, H. 0.63 m ; L. 0.37 m
Provenance : Probablement Pierre-Louis-Paul Randon de Boisset (1708-1776), Receveur général des Finances Probablement sa vente d’après-décès, Paris, 27 février 1777, lot 189 (décrit dans le catalogue comme « la première pensée du tableau précédent, peinte en grisaille », le tableau précédant lot [188] étant « La Nativité de Notre-Seigneur » par François Boucher
Collection privée, Canada
Collection privée, France
Célèbre pour ses fêtes galantes, Boucher créa également tout au long de sa vie des tableaux religieux, caractérisées par un aspect narratif et émotionnel. Ses représentations juvéniles de la Vierge ne sont pas sans évoquer ses nombreuses pastorales.
Avec sa vision d’un monde heureux, François Boucher est le peintre le plus représentatif du XVIIIe siècle français. Il fait une carrière brillante et connait tous les honneurs. Elève de François Lemoyne, il renouvelle entièrement la peinture d’histoire qui, d’un raffinement sans égale, fait désormais écho à l’élégance de la société parisienne. Grand décorateur, il est associé aux principales commandes des maisons royales et travaille également pour des hôtels particuliers, conçoit des décors pour l’Opéra et dessine des cartons de tapisseries. L’art de Boucher tomba en disgrâce durant la période néoclassique et fut redécouvert sous le Second Empire.
Une vision « souriante » de l’histoire sainte
Plus connu pour ses fêtes galantes et pour ses scènes pastorales et mythologiques, Boucher créa également tout au long de sa vie des tableaux religieux((Selon Christine Gouzi, la production religieuse de Boucher correspond environ à 10 % du total de ses œuvres (à titre indicatif 51 numéros sur 690 du catalogue des peintures d’Ananoff et 78 numéros sur 1014 de son catalogue des dessins auxquels il faut ajouter quelques pièces, peintes ou dessinées, retrouvées depuis). Voir Christine Gouzi, « François Boucher (1703-1770), peintre religieux », Chrétiens et sociétés [en ligne : http://journals.openedition.org/chretienssocietes/4018 ], 9 | 2002, note 11.))
particulièrement dans les années 1730 et, après un temps de latence, dans les vingt dernières années de sa vie. À partir de 1750, Boucher reçut plusieurs commandes de tableaux religieux de la part de son importante mécène Madame de Pompadour, dont la piété récente joue vraisemblablement un rôle dans le renouveau de la peinture religieuse chez l’artiste. Les compositions religieuses de Boucher sont caractérisées par un aspect narratif et émotionnel. Ses représentations juvéniles de la Vierge ne sont pas sans évoquer ses nombreuses pastorales. On cherchera en vain dans l’art sacré de l’artiste la gravité et la ferveur d’un Lesueur ou d’un Philippe de Champaigne. S’agit-il pour autant d’œuvres superficielles ? Il semble que comparer la grâce profane des Lumières avec la profondeur du Grand Siècle nous mène vers des fausses interprétations. L’esthétique de Boucher correspond en vérité parfaitement à la sensibilité et aux tendances religieuses de son temps et pour ses contemporains, sa vision « souriante » de l’histoire sainte ne dénature pas le sens du texte.((Christine Gouzi, « François Boucher (1703-1770), peintre religieux », Chrétiens et sociétés, 9 | 2002, p. 8.))
Le thème de la Nativité
En 1750, Boucher traite le thème de la naissance du Christ dans son tableau La Lumière du Monde((A. Ananoff et D. Wildenstein, François Boucher, t. II, 1976, no. 340.)), aujourd’hui au musée des Beaux-Arts de Lyon, peint pour Madame de Pompadour pour son château de Bellevue. Ce thème est cher à l’artiste, qui trouve souvent l’inspiration dans la peinture baroque italienne, de Gênes, Bologne et Venise en particulier. Boucher synthétise les œuvres de ses prédécesseurs en montrant une foule compacte réuni autour de l’Enfant. Cependant, il en change l’esprit en resserrant l’action autour de personnages choisis, dont le caractère familier signifie l’universalité de la scène. De même, Boucher accentue l’importance du thème du rayonnement lumineux de Jésus, qui avait été popularisé dès 1530 par la fameuse Nuit du Corrège (musée de Dresde). Mais il ne recourt plus au ténébrisme en vogue jusqu’au début du XVIIIe siècle. Chez lui, le divin devient palpable grâce au lumineux
Enfant Jésus, qui englobe affectivement en son sein les hommes qui l’entourent.((Christine Gouzi, « François Boucher (1703-1770), peintre religieux », Chrétiens et sociétés, 9 | 2002, p. 16-17.)) Cette lumière qui émane du Christ fait référence au Cantique de Syméon qui, lors de la présentation de Jésus au temple, a reconnu « la lumière pour éclairer les nations » (Luc 2, 32). On a répertorié une quinzaine de toiles et une vingtaine de dessins de Boucher sur le thème de la naissance de Jésus, datant pour la plupart des années 1750 et 1760.((Alexandre Ananoff, L’œuvre dessiné de François Boucher, Paris, 1966, vol. 1 (le seul publié) ; Alexandre Ananoff et Daniel Wildenstein (dir.), François Boucher, Lausanne et Paris, 1976, 2 vol. et L’opera completa di Boucher, Milan, 1980 ; voir Christine Gouzi, « François Boucher (1703-1770), peintre religieux », Chrétiens et sociétés, 9 | 2002, p. 13.))
Notre esquisse pour Le sommeil de l’Enfant Jésus
Notre esquisse à l’huile est une étude préparatoire pour Le sommeil de l’Enfant Jésus((Le sommeil de l’Enfant Jésus, huile sur toile, H. 0,62 m ; L. 0,37 m, signée et datée en bas à droite : F. Boucher / 1763, A. Ananoff, D. Wildenstein, François Boucher, t. II, Lausanne et Paris, 1976, p. 227, no. 573 ; actuellement Galerie Talabardon & Gautier, Paris.)), exposé au Salon de 1763. Elle correspond parfaitement au tableau final, de mêmes dimensions, à l’exception de la position de l’ange qui se penche un peu plus en avant et jette des fleurs. Peinte en camaïeu brun, l’esquisse est caractérisée par la fluidité des coups de pinceau et la différenciation subtile de l’ombre et de la lumière, tout à fait caractéristiques des études à l’huile de Boucher.
Diderot commenta le tableau achevé ainsi : « (…) l’Enfant Jésus est endormi et la Vierge veille sur lui ; soudainement, un ange flotte dans les airs, tandis que saint Joseph dort derrière la Vierge. » Bien que Diderot n’ait pas été tout à fait positif dans son examen du tableau – comme il ne l’a presque jamais été avec Boucher – il trouva l’ange et Saint Joseph particulièrement beau : « La Gloire en est très aérienne. L’ange qui vole est tout à fait vaporeux. Il était impossible de toucher plus grandement et de donner une plus belle tête au Joseph qui sommeille derrière la Vierge (…) »((J. Seznec and J. Adhémar, Diderot Salons, vol. I : 1759, 1761, 1763, Oxford, 1957, p. 162, no. 9, et 204-205.))
Un collectionneur passionné
En 1777, notre esquisse et le tableau achevé ont probablement tous deux figuré dans la vente d’après-décès de Pierre-Louis-Paul Randon de Boisset, receveur général des finances à Lyon et l’un des plus grands collectionneurs de son époque. Le tableau final semble correspondre à la description du lot 188 de cette vente, l’œuvre pour laquelle notre étude a été décrite comme « la première pensée du tableau précédent, peint en grisaille »((Il est malheureusement impossible de savoir avec certitude si le lot 188 de la vente Randon de Boisset est identique au tableau exposé au Salon, comme les dimensions indiquées dans le catalogue de vente semblent erronées (« ceintrée du haut, 1 pied 10 pouces de haut, 2 pieds 8 pouces de large« . Il paraît tout de même vraisemblable que ces dimensions soient incorrectes, comme il est fort improbable qu’une composition religieuse dans laquelle la gloire réside dans la représentation de l’ange et de l’atmosphère, soit de format horizontal plutôt que vertical.)). Il serait en effet cohérent que le collectionneur soit à la fois propriétaire de la composition achevée et de l’étude préparatoire, car lui et Boucher étaient liés d’amitié. Il se peut que l’artiste ait offert l’étude préparatoire à son mécène après son achat du tableau au Salon. Connu pour avoir collectionné de telles études, Randon de Boisset en possédait un certain nombre par Rubens.
Pierre-Louis-Paul Randon de Boisset était un collectionneur passionné, non seulement de tableaux hollandais et français, mais aussi de dessins, de livres, de sculptures, de porcelaine et d’ameublement. Il se rendit en Italie en 1752 et de nouveau en 1763 ; en 1766, il était aux Pays-Bas avec François Boucher, qui a joué le rôle de conseiller artistique. Dans sa vente d’après-décès figurent, en plus de notre tableau et sa version achevée, dix autres tableaux et de nombreux dessins de Boucher.
Les annotations dans une copie du catalogue conservée à la Bibliothèque Doucet mentionnent l’acheteur de la composition du Salon comme « de Wailly » pour 800 livres, et l’acheteur de notre tableau comme « de Wille » pour 271 livres. Alastair Laing((Communication écrite du 30 octobre 2010, confirmé dans un Email du 16 février 2019.)) a suggéré que « de Wille » était une erreur d’orthographe, puisque le célèbre architecte et urbaniste Charles de Wailly était lui-même collectionneur des études de Boucher et qu’il possédait deux autres études préparatoires, soit de l’Annonciation soit de l’Assomption – l’une d’elles exécutée également en camaïeu brun.