Noé entrant dans l’arche, vers 1720-1727.
Huile sur toile, H. 0.5 m ; L. 0.61 m
Provenance : Vente de Versailles, 18 novembre 1962, n° 32.
Collection privée.
A. Ananoff et D. Wildenstein, L’opera completa di Boucher, Milan, 1980, n° 29
Avec sa vision d’un monde heureux, François Boucher est le peintre le plus représentatif du XVIIIe siècle français. Il fait une carrière brillante et connait tous les honneurs. Elève de François Lemoyne, il renouvelle entièrement la peinture d’histoire qui, d’un raffinement sans égale, fait désormais écho à l’élégance de la société parisienne. Grand décorateur, il est associé aux principales commandes des maisons royales et travaille également pour des hôtels particuliers, conçoit des décors pour l’Opéra et dessine des cartons de tapisseries.
Durant les années 1720-1730, Boucher consacre son temps presque exclusivement à des représentations de scènes de l’Ancien Testament. Il place les récits bibliques dans des compositions narratives, «conférant aux personnages de ses tableaux une dignité de geste et une expressivité émotionnelle». (M. Hyde, Rethinking Boucher, Los Angeles, 2006, p.63).
Les peintres d’histoire français contemporains, y compris son maître Lemoyne, jouent un rôle clé dans la formation du style de Boucher, en particulier dans ses scènes religieuses ; mais l’influence la plus importante vient sans doute des artistes du baroque italien (en particulier ceux de Gênes, Bologne et Venise). Bien qu’ayant été déjà en contact avec l’art italien du XVIIe siècle durant sa formation, son voyage à Rome a un véritable impacte sur son style. Boucher reçoit le Premier Grand Prix en 1724, et réside à Rome de 1727 à 1731 en tant que pensionnaire de l’Académie de France. Il s’imprègne alors des œuvres des maîtres italiens présents dans les églises et les grandes collections.
Notre tableau est un bel exemple de l’intérêt porté par Boucher aux scènes bibliques en début de sa carrière. L’artiste confère à l’ensemble de ses personnages un caractère foncièrement humain. Toutes les figures sont représentées en pleine action, et aucune ne fait face au spectateur. Ce qui est typique de d’art de Boucher, c’est l’importance accordée aux figures féminines plutôt que masculines, comme on peut le voir ici (à l’exception du protagoniste, Noé).
Ce qui démarque les tableaux bibliques de Boucher de celles de ses prédécesseurs est un «assouplissement de l’austérité traditionnelle» par l’humanisation du sacré.(M. Hyde, Rethinking Boucher, Los Angeles, 2006, p.75.) Que cela soit pour des raisons purement esthétiques, ou comme le moyen de refléter des attitudes religieuses qui se répandent de plus en plus dans la société française au milieu du XVIIIe siècle, reste discutable. La religion, à cette époque, est centrée sur la notion de la vie unique, un mode de vie qui intègre les principes chrétiens d’une façon moins rigoriste qu’auparavant. Ainsi, il existe clairement une interaction entre le spirituel et le temporel, avec des personnages bibliques devenant plus humains dans leurs gestuels et leurs poses. Tout comme Boucher donne aux protagonistes de ses scènes mythologiques des qualités humaines, afin de se défaire du sentiment d’une indicible idéalisation, il fait de même pour ses sujets religieux.
Notre tableau est en lien direct avec une autre œuvre de Boucher sur le même thème, qui a longtemps été considérée comme perdue avant d’être redécouverte dans les années 1980 (voir Laing, 1986, n° 10, illustré). Cette autre version de Noé entrant dans l’Arche et le Sacrifice de Noé formaient une paire de premier ordre dans la collection Jullienne. Notre tableau est plus grand que la version de Forth Worth, et présente une forme plus carrée. Il est probable qu’un commanditaire ait vu ces deux pendants dans l’atelier de Boucher, et lui ait demandé une réplique dans un format plus classique. Pour cela, Boucher a diminué la zone du ciel et rapproché l’édifice visible sur la droite de l’arche sur le côté gauche.
Les chercheurs sont d’accord maintenant pour dater ces tableaux de la période qui précède le départ de Boucher pour Rome (1727). Il est possible que ces œuvres étaient un cadeau pour le propriétaire d’origine, dont le soutien financier, depuis quatre ou cinq ans, avait permis le voyage de l’artiste. La datation précoce avait initialement été rejetée du fait de leur lien évident avec les compositions de Castiglione impliquant de fait que l’artiste ait déjà été en contact avec l’art en Italie. De même, le degré de précision donné aux animaux et les bassins de cuivre étincelants font allusion aux œuvres de Boucher d’inspiration hollandaise produites après son retour de Rome.
Néanmoins, il apparaît clairement qu’il n’y a aucun lien entre la palette et la touche de Castiglione et celles de Boucher. L’influence de Castiglione n’est que thématique. Le fait que Boucher décide d’imiter le contenu plutôt que le style des tableaux de Castiglione dans cette œuvre vient du fait qu’il tire son inspiration avant tout des gravures de l’artiste alors disponibles en France ; ce n’est qu’une fois en Italie que sa profonde admiration pour Castiglione prend de l’ampleur et qu’il lui emprunte sa palette et sa touche.
La technique de peinture de Noé entrant dans l’arche est différente de celle des œuvres réalisées à son retour d’Italie et est beaucoup plus proche de toiles antérieures, comme par exemple Mucius Scaevola devant Porsenna. Les petits coups de pinceau de matières fluides et l’utilisation de couleurs pures et vives en témoignent. De même, les plis des étoffes rappellent certains maniérismes présents dans Mucius Scaevola, aussi bien que les visages et les chevelures ébouriffées des personnages qui peuplent la scène.
Pour les détails, tels que le coq et les poules, Boucher utilise ses études préliminaires pour sa Fontaine conservée au Musée National des Beaux-Arts de Stockholm (voir P. Bjurström, Dessins français du dix-huitième siècle, Stockholm 1982, fig. 823 et 824).
En regardant la perspective des diagonales de notre tableau, on peut voir que « l’exagération vertigineuse [est] caractéristique des premiers paysages bucoliques de Boucher et que l’aspect sinueux et touffu des arbres et des feuillages animent également ses œuvres de jeunesse. » (A. Laing, François Boucher, 1703-1770, The Metropolitan Museum of Art, New York, 1986, p.115.) Cette toile est donc particulièrement importante pour illustrer le style de Boucher à ses débuts, tout en donnant une vue claire sur ses projets artistiques ultérieures.