Les Evaux, près Château-Thierry, chemin bordé d’arbres, 1855-1865
Huile sur toile, H. 0.4 m ; L. 0.28 m
Signée en bas à gauche : Corot.
Provenance : Acquis au début du XXe siècle par Monsieur Léon Labbé, qui possédait trois œuvres de Corot.
Resté depuis dans la famille.
Collection privée, France.
Rétrospectivement, on a tendance à faire de Corot le précurseur de l’impressionnisme1. Corot est pourtant un incontestable classique, avec un côté réaliste qui laisse parfois entrevoir certaines tendances romantiques. Dans son œuvre, l’artiste unit la notion de beauté classique à celle de vérité et de sentiment.
Comme Chardin avant lui, Corot a souligné l’importance du sentiment dans la création artistique. Il conseillait ainsi à ses élèves : « Le beau dans l’art c’est la vérité baignée dans l’impression que nous avons reçue à l’aspect de la nature. Je suis frappé en voyant un lieu quelconque. Tout en cherchant l’imitation consciencieuse, je ne perds pas un seul instant l’émotion qui m’a saisi. Le réel est une partie de l’art ; le sentiment complète. Sur la nature, cherchez d’abord la forme ; après, les rapports ou valeurs de tons, la couleur et l’exécution ; et le tout soumis au sentiment que vous avez éprouvé. »2
Après la mort de son premier maître Achille-Etna Michallon (1796-1822), Corot a passé trois années dans l’atelier de Jean-Victor Bertin (1767-1842). Ce dernier lui a transmis la conception du paysage classique qu’il avait lui-même reçue de Pierre-Henri de Valenciennes (1750-1819). Corot apprit ainsi à travailler sur le motif pour composer ensuite, en atelier, des paysages qui servaient de décor à une action historique, biblique ou mythologique.
Les premières œuvres exécutées en plein air remontent aux XVIIe et XVIIIe siècles.3 Il ne s’agissait pas seulement de dessiner mais aussi de peindre d’après nature. C’est en Italie, qui occupe une place prééminente dans la tradition de la peinture de plein air, que celle-ci a pris son véritable essor au cours des deux dernières décennies du XVIIIe siècle.4
Les études peintes par Corot lors de son premier séjour en Italie, entre 1825 et 1828, nous frappent par leur verve et leur modernité. L’artiste les conserva dans son atelier jusqu’à sa mort et elles constituèrent une des principales attractions de sa vente après décès en 1875. Elles ne seront véritablement découvertes par le public qu’en 1906, avec l’entrée au Louvre des chefs-d’œuvre de Corot donnés par Étienne Moreau-Nélaton. Elles n’ont donc pas pu exercer d’influence sur les peintres impressionnistes.5
Il faut toujours se rappeler que la notoriété de Corot s’était établie, non pas par ces esquisses qui n’étaient pas destinées à être montrées au public, mais par ses compositions élaborées. Si l’artiste n’exposait jamais ses études peintes d’après nature au Salon, il a accepté de plus en plus souvent de les vendre à partir de 1835. Elles devenaient progressivement des œuvres à part entière dans l’esprit de l’artiste.6
Corot a pratiqué la peinture en plein air durant toute sa carrière, lors de ses voyages à travers la France et ses séjours en Italie, aux Pays-Bas et en Suisse, préférant, comme support, la toile au papier à partir de 1830.7
Il se montrait particulièrement sensible aux paysages de Picardie, région où l’artiste comptait de nombreux amis. Il y a multiplié ses séjours à partir de la seconde moitié des années 1850 jusqu’à 1872, trois ans avant sa mort. Corot y appréciait la lumière fragile, les brumes légères de ces contrées humides et y développa sa palette argentée. Parmi les tableaux élaborés dans la région se trouve le célèbre Souvenir de Mortefontaine, 1864, (Paris, musée du Louvre), un paysage poétique et sentimental peint en atelier d’après des études en plein air.
Château-Thierry est une ville pittoresque au bord de la Marne, entre Paris et Reims. Selon Etienne Moreau-Nélaton,8 Corot y a fait son premier séjour en juin 1856. Il logeait alors à Essômes, ville limitrophe, chez son ami Monsieur Hébert, ancien négociant de châles de la rue du Bac à Paris qui s’y était installé pour sa retraite.9 Tout porte à croire qu’il s’agissait d’un ami de la famille, car le magasin de mode de la mère de Corot se trouvait également rue du Bac, face au Pont Royal. Moreau-Nélaton décrit ce Monsieur Hébert comme un « homme de goût, qui lui achète plusieurs tableaux ».
En septembre 1856, Corot rendit également visite à son ami et élève préféré, Eugène Lavieille (1820-1889), qui a habité La Ferté-Milon, ville distante d’une trentaine de kilomètres de Château-Thierry, entre 1855 et 1860.10 Il peignit Château-Thierry et ses environs à plusieurs reprises en sa compagnie.
Corot y retourna en 1863 à l’occasion du mariage de l’un de ses neveux, Jules Chamouillet, avec Marie-Henriette Boujot-Vol, fille d’une ancienne famille de la ville. Corot qui ne s’était jamais marié et n’avait pas d’enfant, était resté très proche de ses neveux. Il installa son chevalet sur le chemin de ronde du château des comtes de Champagne11 le matin même de la noce, et y passa toutes les matinées suivantes. Il y réalisa sa célèbre Vue des remparts de Château-Thierry (Lisbonne, musée Calouste Gulbenkian).
À Château-Thierry, Corot réalise un certain nombre de toiles datées par Alfred Robaut des années 1855-1865. Mis à part six vues d’ensemble de la ville,12 le catalogue raisonné répertorie trois paysages peints dans les environs,13 proches de notre composition. Le point de vue choisi pour notre tableau a probablement été pris depuis Les Évaux, tout près de Château-Thierry, sur la rive gauche de la Marne.14
La modernité de notre tableau tient d’abord à son iconographie. Il représente un paysage sans figures mythologiques, qui ne raconte rien et prétend simplement à la vérité. Au moment de sa création, le paysage historique est en effet un genre démodé ; le prix de Rome dans cette catégorie est d’ailleurs supprimé en 1863. De plus, la composition de notre tableau est résolument moderne. Corot nous montre un paysage au travers d’un rideau d’arbres dont on ne peut apercevoir les cimes. Cette prise de vue rapprochée sur les troncs rappelle la photographie. Tout le premier plan est occupé par ces troncs d’arbres en contre-jour, devant un paysage lumineux brossé de touches vibrantes et légères. La palette argentée est tout à fait typique des œuvres réalisées par l’artiste après 1850.
Nous remercions Monsieur Martin Dieterle et Madame Claire Lebeau d’avoir aimablement confirmé l’authenticité de cette œuvre. Elle sera incluse dans le sixième supplément à L’œuvre de Corot d’Alfred Robaut actuellement en cours de préparation.
- Déjà Zola voyait en Corot le premier peintre à avoir rompu avec le paysage classique hérité de Poussin, pionnier de la peinture de plein air et du “sentiment vrai […] de la nature” (Emile Zola, Mon Salon. Les paysagistes, 1868). [↩]
- Alfred Robaut, Etienne Moreau-Nélaton, L’œuvre de Corot : catalogue raisonné et illustré, Paris, 1905, t. I, p. 72. [↩]
- Philip Conisbee, « La peinture de plein air avant Corot », Corot, un artiste de son temps, Actes du colloque, Académie de France à Rome (1996), Paris,1998, p. 353-373, p. 354. [↩]
- Dans l’œuvre des peintres comme Simon Denis, Pierre-Henri de Valenciennes, Alexandre-Hyacinthe Dunouy, Jacques Sablet ou Jean-Joseph-Xavier Bidauld. [↩]
- Vincent Pomarède, « Le souvenir recomposé. Réflexions autour du thème du « souvenir » dans l’œuvre de Corot », Corot, un artiste de son temps, Actes du colloque, Académie de France à Rome (1996), Paris,1998, p. 429 et note 9. Par ailleurs, les peintres impressionnistes admiraient ce qu’ils connaissaient de l’œuvre de Corot. Claude Monet, rendant compte du Salon de 1859 dans une lettre à Eugène Boudin, disait avec enthousiasme : « Les Corot sont de simples merveilles. » Gustave Cahen, Eugène Boudin, sa vie et son œuvre, Paris, 1900, p. 26. [↩]
- Vincent Pomarède, « Le souvenir recomposé. Réflexions autour du thème du « souvenir » dans l’œuvre de Corot », Corot, un artiste de son temps, Actes du colloque, Académie de France à Rome (1996), Paris,1998, p. 429-430. [↩]
- Vincent Pomarède, « Le souvenir recomposé. Réflexions autour du thème du « souvenir » dans l’œuvre de Corot », Corot, un artiste de son temps, Actes du colloque, Académie de France à Rome (1996), Paris,1998, p. 429. [↩]
- Etienne Moreau-Nélaton, Corot raconté par lui-même, Paris, 1924, t. I, p. 108. [↩]
- Annales de la Société historique et archéologique de Château-Thierry, 1886, p. 127 ; Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne. Mémoires, vol. VIII (1961-1962), 1962, p. 45 ; Frédéric Henriet, Charles Philippe de Chennevières-Pointel, Les Campagnes d’un paysagiste : Aisne – Seine-et-Marne. Précédées d’une Lettre sur le paysage par le Mis de Chennevières, Paris, 1891, p. 144 : « (…) chez M. Hébert, ancien fabricant de châles, gendre de M. Pougin ». [↩]
- Annales de la Société historique et archéologique de Château-Thierry, 1934, p. 38. [↩]
- Alfred Robaut, Etienne Moreau-Nélaton, L’œuvre de Corot, catalogue raisonné et illustré, Paris, t. I, réimpr. 1965, p. 218. [↩]
- Alfred Robaut, Etienne Moreau-Nélaton, L’œuvre de Corot, catalogue raisonné et illustré, Paris, 1905, réimpr. 1965, t. II, no. 1015 à 1020. [↩]
- Alfred Robaut, Etienne Moreau-Nélaton, L’œuvre de Corot : catalogue raisonné et illustré, Paris, 1905, t. III, no. 1290 à 1292. [↩]
- Nous remercions Monsieur Stéphane Loire pour son aide dans la localisation de ce paysage. [↩]